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LE DERNIER RENDEZ-VOUS

Nouvelle de Gérard MOREL parue dans le N° 3323

de l’hebdomadaire NOUS DEUX (8 Mars 2011)

 

A Venise, en cette fin du quatorzième siècle, le carnaval brillait d’un éclat nouveau. Le vieil et orgueilleux Marino Falieri, qui venait d’être élu doge, avait donné des ordres pour que la fête soit cette année particulièrement lumineuse, comme pour faire oublier aux citoyens de la république vénitienne les privations que le pouvoir leur infligeait, pour tenter de prendre le dessus sur Gênes et Constantinople.

Près de l’église San Zaccaria, un homme dissimulé sous un masque de velours noir courut vers quelqu’un, dont il semblait avoir reconnu le déguisement :

-Lafcadio, murmura-t-il. Est-ce bien toi ?

-Oui, admit l’autre. J’ai reconnu ta voix, Sandrigo. Que me veux-tu, cher cousin ?

Sur un ton qui se voulait enjoué, le dénommé Sandrigo expliqua avoir rencontré Minnella, la fille du bourreau :

-Elle porte une longue robe rouge et un masque en forme de demi-lune. Mais on la reconnaît à sa chevelure, même si elle tente de la dissimuler sous une résille de fils d’or.

-Je le sais, avoua Lafcadio, je dois aller la rejoindre.

Aimablement, Sandrigo lui indiqua :

-Elle a modifié le lieu de votre rendez-vous, à cause de son père. Tu sais que Maître Brentanèse surveille jalousement sa fille… Elle t’attend donc sur les marches de la chapelle de Notre-Dame des Veuves. Mais elle m’a paru inquiète et…

-Eh bien, je saurai la rassurer, s’écria Lafcadio en se redressant brusquement.

Aussi vite qu’il le put, il traversa la foule des Vénitiens déguisés qui, sous prétexte de danser, se libéraient de leurs désirs les plus secrets, sous l’anonymat du carnaval. De loin, Sandrigo suivait son cousin, tout en souriant étrangement sous son masque…

Dès que Lafcadio fut arrivé sur la place de Notre-Dame des Veuves, il reconnut la silhouette de Minnella qui se tenait recroquevillée sur les marches de la chapelle. Heureux de pouvoir enfin lui parler sans témoins, il courut vers elle… Mais ce fut à ce moment que trois hommes vigoureux sortirent de la chapelle. Ils se plantèrent de part et d’autre de la jeune fille, comme pour défier Lafcadio d’avancer.

-Que me voulez-vous, s’écria courageusement le jeune homme.

Aucun des trois autres ne lui répondit. Mais ils descendirent du parvis pour se rapprocher de lui… Lui qui ne songeait pas à battre en retraite, de peur de laisser Minnella seule avec ces hommes.

-Qui êtes-vous donc et que désirez-vous, répéta Lafcadio.

Il n’obtint pas plus de réponse que la première fois. Alors, subitement inquiet, il s’avisa que la placette de Notre-Dame des Veuves se trouvait à l’écart des festivités du carnaval, et qu’il y était seul face à ces trois adversaires silencieux.

Il se retourna brièvement pour voir s’il pouvait compter sur le soutien de quelques passants. Là, il reprit espoir en reconnaissant Sandrigo, qui l’avait suivi à distance.

-Te revoici, s’étonna-t-il.

Déjà rassuré, il fut donc d’autant plus surpris de constater que Sandrigo ne lui répondait pas, lui non plus. Au contraire, son cousin échangeait maintenant un signe de connivence avec les trois hommes silencieux.

Comme s’ils avaient guetté ce signal, ceux-ci accélérèrent le pas pour bondir vers Lafcadio, qui eut à peine le temps de sortir sa dague pour se défendre.

-Méfiez-vous, cria Sandrigo, il est vigoureux !

Cet avertissement donné à ses adversaires surprit Lafcadio, qui perdit un instant précieux à réaliser que son cousin était bien du côté de ses ennemis. L’un d’eux profita de sa stupeur pour lui donner un coup de couteau dans le bras. Lafcadio hurla de douleur mais parvint à se ressaisir. Il blessa de sa dague l’un de ses adversaires, et d’un violent coup de pied, repoussa celui qui cherchait à l’atteindre. Il prit alors le temps de crier à Minnella de s’enfuir.

La jeune fille se redressa, mais ne partit pas. Au contraire, elle souleva son masque. Et Lafcadio découvrit que ce n’était pas Minnella…

Sous le choc de cette surprise supplémentaire, il demeura un instant prostré. Ce qui était plus que suffisant pour que ses ennemis se rapprochent dangereusement de lui. Tandis que l’un d’eux lui immobilisait les bras, l’autre lui arrachait sa dague et la lançait dans les eaux sombres du canal.

-Que fait-on de lui, demandèrent-ils à Sandrigo.

Celui-ci ordonna simplement :

-Tuez-le.

Avec une même indifférence, celui qui avait arraché la dague de Lafcadio sortit la sienne et poignarda le jeune homme, qui mourut sans avoir compris pourquoi son cousin le haïssait autant.

Sandrigo se pencha longuement vers le corps, pour vérifier qu’il était bien mort. Rassuré, il s’empara de la bourse du défunt, qu’il fouilla avant de la lancer aux assassins en leur criant :

-Prenez cet or, vous le méritez ! Et dès demain, nous nous retrouverons comme convenu à l’auberge du Soleil Noir, où je vous verserai votre salaire.

Tandis que les trois mercenaires repartaient en se partageant le contenu de la bourse, Sandrigo tendit à la jeune fille que Lafcadio avait prise pour Minnella, un somptueux rubis qu’il avait sorti de la bourse de son cousin.

-Non, s’écria-t-elle en frissonnant. Je ne suis guère qu’une courtisane, mais je respecte trop les morts pour les dépouiller.

-Dans ce cas, c’est moi qui emporterai ce rubis, décida Sandrigo. Il est trop beau pour être abandonné.

Tout en s’emparant de la pierre, il tira le cadavre de son cousin vers le petit canal des Veuves, où il le jeta.

Maintenant, il ne subsistait plus aucune trace de son crime.

Alors, il tendit quelques ducats d’or à la jeune fille, puis s’enfuit très vite vers le viccolo di San Stefano, où la vraie Minnella attendait Lafcadio. Dès qu’il vit la jeune fille, il se composa un visage attristé, pour lui confier sur un ton apparemment sincère :

-Malgré tous mes efforts, je n’ai pas pu retrouver votre amoureux. Le tenancier de l’auberge du Soleil noir m’a même affirmé l’avoir vu chercher à s’embarquer sur un navire à destination de Constantinople. Mon cousin espère peut-être ainsi refaire fortune pour effacer ses dettes de jeu.

-Oh non, ce n’est pas possible, protesta Minnella sur un ton visiblement accablé. Nous devions nous retrouver ici ce soir. J’ai déjà été surprise qu’il vous charge d’annuler ce rendez-vous, mais du moins espérais-je pouvoir lui parler plus tard. Nous nous aimons et je devais lui avouer que…

-Oui, l’interrompit Sandrigo. Je sais ce que vous étiez pressée de lui dire. Vous attendez un enfant. De lui. Je l’ai compris à votre fébrilité. Et vous savez que je tente tout pour protéger votre amour, mais hélas mon cousin est aussi volage qu’insouciant de ses devoirs…

-Non, protesta encore Minnella, plus doucement.

-Hélas, soupira Sandrigo, vous seule refusez de le voir tel qu’il est. Séduisant et beau parleur, mais inconstant…

-Il m’aime, répéta-t-elle encore une fois.

Avant d’écouter Sandrigo lui promettre de continuer à l’aider, comme il le faisait depuis qu’il la connaissait.

-Savez-vous comment réagira Maître Brentanèse, s’il apprend que vous attendez un enfant, dont le père refuse de surcroît de vous épouser ?

A la seule perspective de devoir avouer son état à son père, Minnella frissonna. Car le bourreau de Venise était un homme intransigeant, qui considérait que sa charge lui imposait de donner à ses concitoyens un exemple irréprochable. Sa fille le savait capable de la chasser voire de la tuer, s’il estimait qu’elle avait apporté le déshonneur sur sa famille.

 Sandrigo devina les craintes de la jeune fille, et après l’avoir effrayée, il se fit un jeu de l’apaiser :

-Ne tremblez plus, chère et imprudente Minnella. Si mon cousin est assez lâche pour vous abandonner, comme je le crains, vous pourrez toujours vous chercher un autre époux. N’oubliez jamais qu’une beauté aussi parfaite que la vôtre justifie toutes les indulgences. Et bien des hommes seraient heureux de donner leur nom à votre enfant, si cela leur assure votre reconnaissance… Ou peut-être votre amour.

-Ah non, protesta Minnella. Jamais je n’abuserai de la naïveté d’un homme, pour lui imposer un enfant qui ne serait pas de lui. Et d’ailleurs, ajouta-t-elle, j’attends Lafcadio. Il ne devrait pas me décevoir.

-Je le désire tout autant que vous, murmura Sandrigo, qui sous prétexte d’encourager la jeune fille, frôlait sa peau légèrement parfumée.

-Je dois rester calme, se répétait-il. Lorsqu’elle comprendra que Lafcadio a disparu et qu’elle se croira abandonnée de lui, elle sera bien obligée de m’épouser.

En même temps, il se demandait pourquoi il était aussi passionnément épris d’elle. Car en somme, il appartenait à la richissime dynastie des Gradenigo, il était le neveu de l’épouse du doge et pouvait espérer devenir doge à son tour, lorsqu’il serait plus âgé. La plupart des Vénitiens auraient été flattés de lui offrir leur fille en mariage, or il s’était épris de la fille du bourreau, et celle-ci, loin d’être sensible à sa chance, avait toujours feint d’ignorer ses avances. Pire encore, elle avait profité de sa bienveillance pour le prendre pour confident et lui avouer la passion qu’elle partageait avec Lafcadio Loredano. Elle lui accordait si peu d’intérêt qu’elle n’avait même pas constaté à quel point il souffrait lorsqu’elle évoquait ses rendez-vous avec Lafcadio, et son désir de l’épouser pour vivre leur amour en pleine lumière.

 Sandrigo avait d’abord cru que Minnella, simple fille de bourreau, était fière d’avoir attiré un garçon moins pauvre qu’elle et son père. Et il avait tenté de lui faire comprendre que sa beauté pouvait justifier de plus grandes ambitions. Mais il avait été atteint dans sa jalousie presque autant que dans son amour, en entendant la jeune fille protester qu’elle se moquait bien des riches partis de Venise et qu’elle n’aspirait qu’à épouser Lafcadio.

Ce soir-là, il avait compris qu’elle était sincère. Son amour s’était doublé de respect. En même temps, il avait réalisé qu’il n’aurait jamais la moindre chance de supplanter Lafcadio dans le cœur de Minnella. Du moins, tant que celui-ci vivrait…

Et sa décision avait été immédiate. Le prochain rendez-vous de Minnella et Lafcadio serait le dernier. Grâce aux liens d’apparente amitié qu’il entretenait avec les deux amants, il avait su convaincre son cousin que Minnella avait changé au dernier moment le lieu de leurs retrouvailles, et il l’avait entraîné vers l’une des places les plus isolées de Venise. Où l’attendaient les trois hommes chargés de l’abattre…

Aujourd’hui, il se félicitait de ses machinations. Le temps pressait pour Minnella, qui devrait se marier très vite pour donner un père à son enfant et qui allait être forcée d’admettre que Lafcadio l’avait abandonnée. Elle ne pourrait qu’accepter avec reconnaissance de l’épouser, et il se sentait assez amoureux, assez patient, pour faire évoluer cette gratitude vers l’amour.

Déjà, il prenait l’habitude de rendre visite au bourreau et à sa fille de plus en plus fréquemment.

Maître Brentanèse s’en montrait flatté. A Venise, même si le bourreau était richement payé par le gouvernement de la cité républicaine, il suscitait sur son passage une crainte superstitieuse, au point que personne n’aurait osé le fréquenter ni se montrer à ses côtés. Maître Brentanèse redoutait que personne ne se montre assez courageux pour accepter d’épouser sa fille du bourreau, aussi belle soit-elle, aussi accueillait-il Sandrigo avec bienveillance :

-As-tu remarqué l’intérêt que cet homme te porte, demandait-il souvent à Minnella.

Celle-ci se montrait émue par la sollicitude du jeune homme, mais elle ne semblait pas comprendre qu’il était amoureux d’elle. Et Maître Brentanèse craignait qu’elle ne laisse son soupirant se décourager.

En réalité, la jeune femme était bien consciente que Sandrigo n’avait pas seulement de l’amitié pour elle. Elle se sentait même émue d’inspirer un amour aussi discret, et elle aurait volontiers tenté de rendre à Sandrigo ses sentiments, si elle n’avait pas gardé encore l’espoir de voir revenir Lafcadio.

A son père qui lui répétait que le jeune homme avait dû partir à l’aventure, elle répétait que ce n’était pas possible :

-J’étais auprès de lui trois jours avant sa disparition, et nous faisions des projets ensemble. Or, c’était un homme trop sincère pour me laisser croire à notre amour avant de s’enfuir lâchement. Tout au plus aurait-il pu avoir un accident ou être victime de brigands attirés par sa bourse, mais puisque Sandrigo affirme qu’il s’est engagé sur un navire, je sais qu’il me reviendra.

Ce fut seulement lorsque Maître Brentanèse comprit que sa fille attendait un enfant, qu’il lui ordonna de se marier sans attendre :

-Puisqu’il te délaisse, Lafcadio ne mérite plus aucun égard. J’exige donc que tu épouses Sandrigo, …ou n’importe qui d’autre, pour que ton enfant ait un père !

Ce même soir, quand Sandrigo renouvela son offre de la prendre pour femme, Minnella accepta en sanglotant. C’étaient des larmes d’émotion et de reconnaissance, mais non des larmes d’amour.

 Sandrigo le sentit, lui aussi, et pour la première fois il craignit de n’avoir rien à gagner à forcer les sentiments de celle qu’il aimait plus que tout.

Mais à l’instant où il aurait pu éprouver ses premiers remords, il vit le profil de Minnella se refléter dans un miroir byzantin, à la lueur des bougies, et sa passion s’en trouva revivifiée : la pureté de cette femme lui semblait devoir justifier n’importe quel crime.

Dans l’espoir de l’apprivoiser définitivement, il lui offrit un collier d’améthyste qui appartenait à sa famille, et sur lequel il avait fait enchâsser le fabuleux rubis dérobé sur le cadavre de Lafcadio.

Au fil des jours, il avait regretté d’avoir pris cette pierre, il estimait que ce vol avait conféré au crime passionnel qu’il avait commis, l’apparence d’un acte crapuleux. Il avait donc décidé d’offrir ce rubis à la personne que Lafcadio aimait le plus, c’est à dire Minnella.

Comme il s’y attendait, celle-ci admira sans réserve le bijou.

-Il est superbe, répétait également le vieux bourreau.

Minnella dut se sentir encouragée par l’enthousiasme de son père, car elle demanda brusquement à Sandrigo :

-Quand désirez-vous que nous nous mariions ?

Il sourit de satisfaction, tout en se disant qu’elle était décidément plus superficielle qu’il ne l’aurait cru, puisqu’il avait suffi d’un collier pour lui faire oublier Lafcadio.

-Au soir de la Saint-Jean d’été, murmura-t-il en tremblant d’émotion.

Bizarrement, lorsqu’il voulut l’embrasser avant de rentrer chez lui, elle repoussa ses lèvres. Mais il n’eut pas le temps de s’en inquiéter, car elle lui promit :

-Après la Saint-Jean, nous serons seuls…

Et en effet, le jour des noces arriva très vite. Les parents de Sandrigo avaient invité peu d’amis à cette cérémonie, car ils craignaient que ceux-ci ne les offensent en refusant d’assister au mariage de la fille du bourreau, mais le futur époux se moquait bien de susciter la réprobation dans l’orgueilleuse cité des doges. Heureux et triomphant, il regardait Minnella qui frissonnait dans sa robe de velours vert tendre. Lorsque le prêtre lui demanda si elle consentait à prendre pour époux Sandrigo Gradenigo, elle acquiesça dans un souffle…

Ce soir-là, dès qu’ils purent s’isoler, Minnella tendit à Sandrigo une coupe de cristal emplie de vin romain :

-Buvez, ordonna-t-elle en souriant mystérieusement.

Sans doute s’agissait-il d’un filtre d’amour destiné à unir définitivement les nouveaux époux…

Sandrigo s’exécuta joyeusement, tout en rappelant :

-Je vous aime déjà autant qu’on peut aimer.

Et il s’apprêtait à le lui prouver par des premiers baisers, mais elle se dérobait à son étreinte en courant souplement à travers la chambre nuptiale. Il joua à la poursuivre, jusqu’à ce que, soudain, il ressente une vive douleur qui lui broyait la poitrine et l’obligea à s’allonger.

-Arrêtons, je me sens mal, hurla-t-il. Et appelez nos domestiques.

Nullement inquiète, Minnella répliqua froidement :

-C’est inutile. Vous allez mourir empoisonné par le vin que je vous ai fait boire, et personne ne peut plus vous sauver.

Il en fut si stupéfait qu’il en oublia sa douleur :

-Pourquoi ? Me détestez-vous donc ?

-Oui, avoua Minnella. Je vous hais. Depuis que vous m’avez offert ce damné collier, car j’ai reconnu le rubis. Il s’agit du Destin. C’est une pierre maudite, dont on dit qu’elle a porté malheur à tous ses propriétaires successifs. Lafcadio le savait lorsqu’il s’en est porté acquéreur, mais il tenait à m’offrir un bijou somptueux, et celui-ci était magnifique, et vendu à vil prix en raison de sa légende sanglante. Lafcadio prétendait que notre amour serait plus fort que les maléfices d’une pierre. Il me l’a montré à notre dernier rendez-vous, juste avant sa disparition. Et quand j’ai reconnu le Destin, j’ai compris que vous aviez tué ou fait tuer Lafcadio, pour lui dérober ce rubis…qui reste décidément fidèle à sa réputation tragique !

-Non, protesta Sandrigo. Je vous jure que si j’ai fait abattre Lafcadio, c’était seulement parce que je vous aimais… Je vous aime !

Il ne se révoltait même plus contre la perspective de mourir prochainement. Au contraire, maintenant qu’il savait que Minnella le haïssait, il considérait sa mort comme une délivrance.

-Comment est-il mort, insista la jeune femme. J’ai besoin de le savoir, pour trouver un semblant de repos.

Sandrigo lui confessa son crime. Peut-être se sentit-il soulagé de remords secrets, en parlant ainsi, car il parvint ensuite à surmonter ses souffrances pour sourire à celle qui était encore son épouse mais qui serait bientôt sa veuve, et ce fut sans la moindre rancune apparente qu’il lui murmura :

-Après ma mort, il faudra que vous m’accordiez votre pardon. Cela vous permettra de m’oublier, et d’oublier aussi Lafcadio. Vous serez libre, il vous sera donc facile de…

-Non, l’interrompit Minnella. Si j’ai survécu à Lafcadio, c’était seulement pour le venger. Mais sans lui, je n’ai plus rien à espérer de la vie.

-Vous avez tort, protesta Sandrigo, d’une voix qui commençait à s’essouffler. Prenez dès maintenant le Destin, ce rubis maudit, que j’ai eu le tort de dérober à Lafcadio. Ne le gardez pas, car il vous rappellerait trop de souvenirs lugubres. Mais vendez-le. Bien des joailliers vous en offriront une fortune, pour aller ensuite le proposer à la cour de France. Acceptez l’or qu’ils vous proposeront.

-Non, répéta Minnella, sans enthousiasme ni colère. Depuis des siècles, le Destin est auréolé d’une légende sanglante. Et Lafcadio est mort pour avoir cru notre amour assez fort pour résister à sa malédiction. Comme moi, il avait toute confiance en nous. Désormais, cette pierre a suffisamment fait couler de sang et de larmes sur son sillage. Je vais l’emmener avec moi, là où elle ne pourra plus influer sur l’avenir de quiconque.

A cet instant, la voix de Minnella avait perdu ses intonations douces ou timides. Du fond de son agonie, Sandrigo la sentit étrangement déterminée et, malgré sa souffrance, il eut peur pour elle.

-Qu’allez-vous faire, s’inquiéta-t-il.

Elle haussa tristement les épaules :

-Je dois rejoindre Lafcadio. Maintenant qu’il est vengé, je suis enfin libre d’aller le retrouver. Lui et moi avons un dernier rendez-vous.

Trois jours plus tard, un jeune marin vénitien repêchait le corps de Minnella, qui était partie se noyer à proximité de la chapelle de Notre-Dame des Veuves, là où Sandrigo avait avoué s’être débarrassé de la dépouille de Lafcadio.

Mais on ne retrouva jamais le Destin, qu’elle avait sans doute jeté dans la lagune pour que nul ne soit plus jamais tenté de posséder ce rubis tragique.

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