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ROBERT A CENT ANS !

Nouvelle de Gérard MOREL parue dans le N° 3281

de l’hebdomadaire NOUS DEUX (18 Mai 2010)

 

Le vieux Robert Mellin soupira en entendant Sylva, l’aide soignante, lui demander encore  une fois :

-Vraiment, vous n’avez jamais eu d’enfants ? Ni naturels ni légitimes ? Dans ce cas, vous avez dû vous attacher à des neveux ? Ou a des cousins ? N’essayez tout de même pas de me faire croire que vous n’avez aucune famille…

Fatigué, il haussa les épaules, pour lui faire comprendre qu’il n’avait rien à lui faire croire, mais qu’elle l’agaçait avec ses questions répétées. Pourtant, il ne voulait pas la froisser, il savait bien pourquoi elle l’interrogeait ainsi chaque jour depuis une semaine.

C’était une tradition immuable, à la maison de retraite « Les Tournesols ». Chaque fois qu’un pensionnaire atteignait ses 100 ans, la direction de l’établissement s’unissait à l’équipe municipale pour célébrer dignement ce centenaire, en organisant une réception à laquelle étaient invités enfants, petits-enfants, arrière-petits-enfants et autres proches. Depuis treize ans que Robert avait dû venir vivre ici, à la suite d’un deuxième infarctus, il avait observé ce rituel à plusieurs reprises. Et comme c’était maintenant à son tour d’atteindre ses 100 ans dans moins de trois mois, il se doutait bien que la direction des « Tournesols » avait mandaté la jeune Sylva pour le faire parler et obtenir de façon quasi naturelle les coordonnées de ses proches.

Evidemment, l’intention était généreuse et n’avait pas d’autre but que de permettre au nouveau centenaire de réaliser un bilan positif de son passé en voyant réunis autour de lui tous ceux à qui il s’était attaché au cours de sa vie.

Malheureusement, Robert, lui, n’avait jamais eu de famille. Et il était las de le répéter à des gens qui, certes, étaient bienveillants, mais qui en raison même de leur bonne volonté l’obligeaient à rappeler sa solitude…

Il se redressa du fauteuil où il s’était installé pour profiter du soleil de ce printemps, et il répéta à Sylva, sur un ton volontairement exaspéré :

-Je vous ai déjà dit que j’ai toujours été seul. Vous n’imaginez tout de même pas que je vais fonder une famille aujourd’hui, à 99 ans passés, n’est-ce pas ?

Elle comprit qu’il était plus blessé que furieux, et elle eut le tact de s’éloigner. D’autant que Robert comptait parmi ses pensionnaires préférés, lui qui ne se plaignait jamais de rien, à un âge où tant d’autres protestaient contre leurs rhumatismes, contre leur famille ou …contre tout !

Presque aussitôt, Robert se reprocha d’avoir été trop dur avec Sylva. Mais il avait suffisamment subi sa solitude pour qu’on ne vienne pas encore la lui rappeler à l’aube de ses 100 ans.

Dès sa naissance, le 23 Mai 1909, la vie s’était montrée rude avec lui. Puisqu’il n’avait pas eu de père connu, en un temps où la bâtardise constituait la pire des hontes, surtout dans ce village de montagne où il avait grandi. A peine s’était-il résigné aux premières humiliations, qu’il avait éprouvé la souffrance de perdre sa mère, emportée par une pneumonie mal soignée. A 7 ans, il avait donc été recueilli par le propriétaire du domaine des Badineries, un notable fortuné, qui l’avait nourri mais qui exigeait en contrepartie que l’enfant garde ses moutons sur ses terres.

Le petit Robert n’avait pas tout à fait dix ans lorsqu’on lui avait ordonné de conduire les grands troupeaux en transhumance. Dès lors, il restait souvent trois à quatre semaines sans rentrer aux Badineries. Il lui fallut s’habituer à dormir à la belle étoile, ou dans des bergeries ouvertes à tous vents. Il devait en permanence veiller à ce que les moutons restent en troupeau, et qu’aucun animal sauvage n’essaie de s’emparer de l’un des agneaux. Mais le gamin était consciencieux, et si préoccupé de la tranquillité de ses bêtes qu’il en oubliait d’avoir peur pour lui-même.

Après quelques semaines d’isolement, il ramenait son troupeau vers les Badineries, où on lui accordait le droit de se reposer trois jours. A vrai dire, il s’y sentait souvent plus seul encore que dans ses pâturages, car il voyait que les autres ouvriers agricoles, à force de travailler ensemble, partageaient des souvenirs ou des complicités, alors que lui n’avait aucun ami.

Il ne se découvrit de véritable attirance que lorsque vint servir aux Badineries celle que les gars surnommaient déjà « Jeanne la Belle ». A cette époque, il avait bien 35 ans, et il s’était résigné à son isolement, mais il fut bien forcé d’admettre que cette fille d’à peine 19 ans le troublait. D’abord parce qu’elle était extraordinairement belle. Au point que, lorsqu’elle traversait les champs, aux alentours de midi, pour porter aux hommes leurs repas, elle semblait attirer sur elle toute la lumière de l’été. Et puis, Robert avait eu la surprise de constater qu’elle se montrait plutôt bienveillante avec lui. Presque maternelle, malgré l’éclat de sa jeunesse. Chaque fois qu’il rentrait aux Badineries, elle lui réservait l’un des plus gros morceaux de viande, ou une grappe de raisin bien dorée, et elle lui disait en souriant :

-Profites-en. Je ne peux pas t’aider, quand tu pars t’isoler avec tes moutons ! Et toi, tu es comme moi, tu n’as personne sur qui t’appuyer, n’est-ce pas ?

Il se sentait trop timide, ou trop maladroit, pour lui répondre. Pourtant, un soir, il s’était enhardi jusqu’à serrer entre ses mains puissantes le fragile poignet de Jeanne la Belle. Alors, il l’avait regardée bien en face, le temps de lui suggérer :

-Puisque toi aussi tu as été abandonnée, pourquoi on ne s’entraiderait pas, tous les deux ? Je pourrais t’aimer beaucoup, et veiller sur toi, moi aussi, si tu m’acceptais…

Elle avait paru émue par ces mots et surtout par la sincérité qui s’en dégageait. Mais, après un instant d’hésitation, elle avait très doucement repoussé Robert :

-Non. Je sais que tu m’aimes, et que tu mériterais que je t’aime aussi. Mais nous sommes pauvres, toi autant que moi. Si nous décidions de nous marier, imagine comment vivraient nos enfants… Je ne veux pas imposer à mes fils notre misère.

Il avait surtout retenu de ces phrases qu’elle ne lui était pas insensible, et il avait tout tenté pour la convaincre d’avoir davantage confiance en leur avenir. Ou en lui, qui se sentait assez fort pour qu’elle ne regrette jamais de vivre à ses côtés.

Mais Jeanne la Belle avait trop souffert de l’incertitude du lendemain. Elle était désormais déterminée à améliorer son quotidien. En utilisant ces atouts que constituaient sa beauté et sa jeunesse. Aussi, sans se détacher de Robert, avait-elle noué quelques aventures avec les fils aînés des riches éleveurs de la région. Jusqu’à ce que, un soir, elle se précipite en pleurant dans les bras de Robert. Parce que Georges Grémy, l’héritier du domaine des « Sarrazines », venait de rompre avec elle. Après une liaison de trois semaines.

-Tu te rends compte, hoquetait-elle, entre désespoir et humiliation. Il m’abandonne, sans même s’inquiéter de savoir si je ne suis pas déjà enceinte de lui.

Robert l’avait rassurée une fois encore, en lui faisant observer qu’elle n’attendait pas forcément un enfant de Grémy.

-Et puis, avait-il conclu, si c’est le cas, tu ne resteras pas fille-mère, exposée au mépris de toute la montagne. Je t’épouserai. Et j’élèverai ton fils comme si c’était le mien. Je te le promets.

-Tu es si gentil, avait-elle murmuré, la voix étranglée par l’émotion.

Elle n’avait pas voulu comprendre qu’en réalité, il n’était pas gentil, il était juste amoureux. Et quelques semaines plus tard, elle avait couru triomphalement vers lui, pour lui crier :

-Ca y est ! Je ne suis pas enceinte ! Tu n’auras pas à te sacrifier en m’épousant, et moi je peux me chercher un autre parti !

Robert n’avait rien répondu. Parce que, bien sûr, à la différence de Jeanne, il était plus déçu que soulagé, d’apprendre qu’elle n’aurait pas besoin de l’épouser.

De toute façon, quelques semaines plus tard, Jeanne la Belle avait disparu des Badineries.

Furieux, le maître du domaine affirmait qu’elle avait dû suivre un amant de passage, et qu’elle finirait sur le trottoir. Mais Baptiste le fromager assurait qu’elle serait assez maligne pour se faire épouser par un riche bourgeois. Bref, les hommes des Badineries continuaient à parler d’elle, peut-être pour le plaisir d’évoquer sa fine silhouette et sa démarche prometteuse. Seul Robert ne prononçait jamais son nom. Justement parce qu’il n’en avait pas besoin pour penser à elle…

Par la suite, il avait connu d’autres aventures, évidemment : avec des filles qui venaient se faire embaucher à la ferme au moment des récoltes, ou avec celles qui traînaient dans les foires de la Saint-Jean sous prétexte de se faire offrir un de ces ours en peluche qu’on gagnait en tirant à la carabine.

Mais aucune de ces liaisons n’avaient duré plus longtemps qu’une fête foraine. Sans doute par sa faute, à lui, parce qu’il était maintenant trop habitué à sa solitude, ou parce qu’il n’attendait plus rien des filles, depuis la fuite de Jeanne la Belle. Il ne le savait pas bien lui-même.

A vrai dire, c’était seulement maintenant, à cause des questions de l’aide soignante, qu’il s’apercevait qu’il avait traversé toute une vie sans avoir aimé ni été aimé.

Sans cette rencontre lumineuse avec Jeanne la Belle, il n’aurait rien connu des sentiments partagés.

-Et je n’aurais pas été plus malheureux pour autant, bougonna-t-il. Aujourd’hui, les jeunes croient tous qu’on ne vit que dans la passion. Ils entendent parler de l’amour dès leur enfance, dans leurs écoles mixtes, et ensuite dans les feuilletons de la télévision. Mais de mon temps, il fallait d’abord s’occuper des moutons. Quand un troupeau doit changer de pâturage, il n’attend pas !

En s’exprimant sur ce ton, il s’attendait à choquer Sylva, mais la jeune aide-soignante se contenta de sourire :

-Je ne pense pas que vous ayez été à plaindre, répéta-t-elle. Car en somme, vous avez fait le métier que vous aimiez. Et vous étiez trop accaparé par vos moutons pour souffrir du manque de loisirs. Alors que les jeunes de notre époque ont des difficultés à se trouver un emploi, et tant qu’ils ne travaillent pas, ils souffrent du manque d’argent indispensable pour profiter de la vie moderne.

Robert haussa les épaules. Il ne savait pas si la vie était plus simple de son temps qu’aujourd’hui. En bientôt cent ans, il avait eu le temps de voir des gens se plaindre de chaque époque, et d’autres se réjouir pour les mêmes événements. Lui, il n’avait jamais eu le choix, il avait tout accepté de ce que la vie lui apportait, l’absence de son père comme la mort de sa mère ou la guerre qu’il avait dû aller livrer. En contrepartie, il avait eu l’amour de Jeanne la Belle, aussi sincère que bref. Ceci valait bien cela, ou à peu près.

-Et puis, déclara-t-il à Sylva, c’est trop tard pour faire des bilans. J’ai même une offre à vous faire : plutôt que de fêter mon centenaire, qui n’a pas d’intérêt pour moi ni pour personne, pourquoi n’utiliseriez-vous pas plutôt cet argent pour payer à la vieille Louise Sigourin un voyage d’une semaine à Limoges. Son fils vit là-bas, avec sa femme et leurs enfants, mais il n’a jamais ni le temps ni l’argent nécessaires pour venir voir sa mère. Elle sera certainement plus heureuse d’aller faire la connaissance de ses petits-enfants, que moi de souffler sur cent bougies !

L’aide soignante le regarda avec autant d’émotion que d’étonnement :

-En somme, vous seriez prêt à renoncer à votre anniversaire, le premier qu’on célèbre pour vous, juste pour aider quelqu’un d’autre, que vous croisez dans les couloirs des « Tournesols » et que vous connaissez à peine ? Décidément, vous êtes… Vous êtes trop bon !

Et comme Robert insistait pour qu’on aide Louise Sigourin à aller voir son fils, Sylva préféra lui avouer tout de suite que c’était impossible :

-Non, Monsieur Mellin. Ces dépenses ne sont pas interchangeables. La municipalité est prête à vous offrir un bel anniversaire, parce que cela permettra au maire de rappeler qu’on vit longtemps dans sa commune, et en plus il fera un discours qui lui attirera la sympathie de tout le troisième âge. Mais un voyage offert à Madame Sigourin n’aurait aucune retombée politique.

En voyant à quel point Robert était déçu, elle ajouta :

-Je vais vous révéler un secret. Je n’en ai pas le droit, mais vous le méritez. Le jour de votre anniversaire, il y aura des surprises. Et comme vous n’avez pas de famille, savez-vous ce qu’a décidé la directrice des « Tournesols » ? Elle a invité exprès pour vous Madame Chabanis. La veuve de l’ancien sénateur. Il faut dire que c’est l’une des donatrices les plus généreuses de la région, chaque année elle fait un don aux « Tournesols », ce qui nous permet d’accueillir quelques personnes âgées qui ne pourraient pas se payer ce style de maison de retraite. Eh bien, très exceptionnellement, Madame Chabanis a accepté de venir vous aider à couper votre gâteau d’anniversaire.

A tout hasard, Robert sourit à Sylva, histoire de lui montrer qu’il était sensible à cet honneur. Elle paraissait si fière de lui dévoiler cette surprise qu’il n’aurait pas osé répondre qu’il se moquait éperdument de la présence de la sénatrice… Même si, au fond de lui, il regrettait encore qu’on ne puisse pas aider plutôt Madame Sigourin à aller voir son fils.

-Après tout…, soupira-t-il.

Désormais, plus rien ne l’enthousiasmait ni ne le désespérait vraiment. Comme si, en 99 ans, il avait épuisé toutes les émotions réservées pour une vie.

Néanmoins, la date de l’anniversaire se rapprochait. Au cours de la semaine précédente, les pensionnaires comme les infirmiers et les aides-soignantes observaient Robert du coin de l’œil, à croire qu’ils avaient peur qu’il ne soit emporté par un dernier infarctus, juste avant la fête qui lui était dédiée. Il voyait bien leur manège et il finissait par en sourire, ému malgré lui d’être l’objet de tant d’attention, pour la première fois de sa vie.

Au matin du 23 Mai, plusieurs d’entre eux firent l’effort de venir dans sa chambre, avec l’espoir d’être les premiers à lui souhaiter « Joyeux cent ans » ! Ils étaient si heureux pour lui, que Robert partagea leur joie. Certaines pensionnaires avaient brodé un napperon à son intention, d’autres avaient économisé pour lui apporter une boîte de chocolat ou une petite bouteille d’alcool. Il reçut tous ces cadeaux en retenant ses larmes, surpris d’être autant apprécié et choyé dans cette maison de retraite où il croyait être passé inaperçu, à force d’être silencieux.

A midi, le déjeuner fut particulièrement élaboré, et les pensionnaires vinrent le remercier, puisque c’était grâce à lui qu’ils avaient pu bénéficier d’un si bon repas, en présence de la veuve du sénateur Chabanis.

Malgré ses 84 ans avoués, celle-ci avait gardé le teint frais et la démarche dynamique. Au dessert, elle vint tenir sa promesse et aider Robert à couper le grand gâteau servi en son honneur.

-Il y a de plus en plus de femmes centenaires, mais les hommes sont encore rares à atteindre cet âge, lui dit-elle en guise de compliment.

Avant d’ajouter :

-Il est vrai que la plupart d’entre eux ont abusé des plaisirs de l’alcool, du tabac et de l’amour. Alors que nous les femmes, étions plus sages, du moins dans nos générations. Il est donc légitime qu’on profite plus longtemps de la vie.

-Moi j’étais berger, soupira Robert. Je n’ai profité que du bon air de nos montagnes…

-Je le sais, murmura Madame Chabanis, sur un ton soudain plus grave. Vous avez consacré toute votre vie aux moutons du domaine des Badineries.

Déjà, il s’étonnait que la direction des « Tournesols » ait donné à la veuve du sénateur autant d’informations sur lui, mais Madame Chabanis se permit un léger sourire pour expliquer :

-Je le sais. Parce qu’avant d’épouser le sénateur, j’ai servi moi aussi aux Badineries. Il y a plus de 60 ans…

Alors, il osa redresser les yeux vers elle, et il ne lui fallut qu’un instant pour la reconnaître :

-Oui, bien sûr. On vous appelait Jeanne la Belle.

A ce moment, tous ceux qui assistaient à cet entretien furent stupéfaits de voir Robert tellement ému par la présence de la veuve du sénateur. Lui qui se montrait toujours si discret, il ne retenait plus ses larmes, d’émotion ou de joie.

-Pardonnez-moi, bougonnait-il. Mais je suis si heureux de vous revoir. Après tant d’années ! Cela valait vraiment la peine de devenir centenaire, parce que vous êtes toujours aussi belle !

-A l’époque, on se tutoyait, murmura-t-elle, bouleversée elle aussi. Je m’en souviens aussi. Parce que je t’aimais. Et aussi, parce que tu as été le seul à proposer de m’aider, quand j’aurais pu en avoir besoin.

Ils s’interrompirent pour finir de partager le gâteau.

Tout de suite après le traditionnel verre de cidre, il chercha à s’isoler avec Jeanne la Belle, pardon, Madame Chabanis.

Elle lui avoua avoir dû consentir de gros efforts pour échapper à la pauvreté. Après s’être enfuie des Badineries, elle avait vécu avec plusieurs hommes, puis elle avait épousé un riche marchand de vin. Qui l’avait laissée veuve prématurément, ce qui lui avait permis de se remarier avec le sénateur Chabanis.

-Est-ce qu’au moins tu as été heureuse, s’inquiéta Robert.

Elle hésita, avant d’admettre :

-Oui. Mon second mari m’était attaché. Et puis, auprès de lui, je mangeais à ma faim, et je savais que mon fils pourrait faire des études. C’était un bonheur bien suffisant, pour une femme comme moi, qui…

Blessée par ses propres souvenirs, elle interrompit sa phrase, pour étouffer un sanglot.

Robert ne savait que répondre. Il s’en voulait de l’avoir obligée à évoquer cette jeunesse qu’elle avait passé son temps à fuir, puis à oublier. Alors, en guise de consolation, il passa sa vieille main calleuse sur la joue encore lisse de Jeanne.

-Avec moi, tu n’aurais pas été plus heureuse. Mais pas moins.

-Je le sais, avoua-t-elle. Je l’ai toujours su, et j’ai souvent regretté cette histoire d’amour que nous n’avons pas vécue. Par ma faute, à cause de mes ambitions. Mais maintenant, je suis veuve et mon fils est adulte. Tu pourrais venir vivre chez moi, tu y serais bien. On finirait nos jours ensemble…

Robert eut un pauvre sourire :

-Je suis heureux que tu me le proposes. Mais ce n’est plus possible, je suis trop vieux. Par contre, si tu me le permettais, j’aimerais dormir une nuit tout près de toi. Oh, gentiment, à mon âge ! Juste pour pouvoir me dire qu’on aurait pu s’aimer, une fois que tu seras repartie. Accepterais-tu ?

Elle n’hésita pas. Et lui promit de rester ce soir même aux « Tournesols », dans sa chambre.

-Merci, murmura Robert, d’une voix humide. Finalement, dans ma vie, j’aurai eu de la chance.

Cette nuit-là, ils dormirent donc l’un près de l’autre, sans se préoccuper des rumeurs qui risquaient de circuler.

Au petit matin, Jeanne découvrit avec stupeur que Robert était mort auprès d’elle. Son cœur fatigué n’avait pas résisté à ces émotions. Elle faillit hurler mais, tout en appelant l’infirmier de garde, elle se dit qu’en somme, il l’avait attendue pour mourir. D’ailleurs, le visage du centenaire ne reflétait pas de douleur, au contraire, il était singulièrement serein. Comme au temps où il souriait en la voyant arriver à travers champs, avec les repas empilés dans son large panier.

Tout en embrassant une dernière fois le visage glacé du vieil homme, elle murmura en sanglotant :

-Je t’aimais, Robert. Je t’ai toujours aimé.

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