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CHERE TANTE ELVINA

Nouvelle de Gérard MOREL parue dans le N° 2583

de l’hebdomadaire NOUS DEUX (31 Décembre 1996)

 

Comme toujours lorsqu’elle passait près d’un miroir, tante Elvina se redressa avec dignité. Car même si elle jouissait encore d’une parfaite santé malgré son âge, elle détestait se souvenir qu’elle était voûtée et qu’il lui fallait désormais se déplacer avec une canne.

-Il faut bien que vieillesse se passe, soupira-t-elle en adressant un sourire complice à sa nièce Virginie. On devrait mourir à trente ans! Mais parle-moi plutôt de toi, ajouta-t-elle très vite, sinon je vais te décrire mes migraines, ou la liste de mes médicaments! Donne-moi des bonnes nouvelles, ce sont les seules que le médecin m’autorise!

Virginie éclata de rire: la vieille dame était suffisamment élégante et soucieuse de son image pour n’évoquer que des maux qu’elle n’avait pas. Elle se plaignait par exemple de devenir sourde alors qu’elle reconnaissait ses visiteurs à leurs pas sur le gravier de l’allée. Mais elle s’interdisait toute allusion aux rhumatismes qui brisaient sa silhouette.

Autrefois, tante Elvina avait été danseuse étoile à l’Opéra de Paris. Il subsistait encore de sa légende une série d’articles de journaux, publiés en plusieurs langues et pieusement accrochés autour des miroirs de la vieille dame. Quelques bijoux aussi, offerts par de fastueux admirateurs. Et des anecdotes inlassablement racontées, qui s’enjolivaient parfois, au fil des années, de nouveaux détails flatteurs. Mais tante Elvina possédait un tel charme qu’on s’abandonnait volontiers à la croire...

 

Depuis son enfance, Virginie lui vouait une admiration fascinée. Malgré ce que prétendait le reste de la famille, qui murmurait que la jeunesse de tante Elvina avait été dissolue et qui prononçait même le mot déshonneur à son propos.

-Mon enfant, t’ai-je raconté mon unique faux-pas devant le Shah d’Iran ? Je venais de lui être présentée et...

Les années fastueuses de tante Elvina constituaient un curieux mélange de cérémonies officielles et de joyeux quiproquos! Mais aujourd’hui, Virginie ne voulait pas la laisser replonger dans ses anecdotes:

-J’ai une merveilleuse nouvelle à vous annoncer!

-Tu es amoureuse ?! sourit la vieille dame.

Virginie pouffa de rire:

-Quelle horreur! C’est beaucoup mieux! Je viens de lire l’inventaire de la prochaine vente aux enchères à la salle Hartemann... Devinez ce qui s’y trouve ?

Avant que tante Elvina ait pu commencer à chercher, la jeune fille céda à son impatience et s’écria d’un ton joyeux:

-On va mettre en vente la collection privée du défunt couturier Henry Vendôme. Or, parmi les objets rares qu’il avait conservés, se trouve « Bal de nuit », le flacon original du parfum qui l’a rendu célèbre et qui a été taillé dans le cristal à votre image. N’est-ce pas merveilleux ? Mercredi prochain, nous nous rendrons toutes les deux à la salle des ventes, et nous nous efforcer        ons de l’acquérir... En souvenir de ce Monsieur Vendôme, qu’il me semble connaître, tellement vous m’en avez parlé!

La vieille Elvina hocha la tête d’un air désabusé:

-C’est gentil, de te souvenir de cette histoire d’amour. D’ordinaire, on a beau se perdre en confidences, on ne parvient presque jamais à faire partager ses sentiments, même à son entourage le plus fidèle. Je n’imaginais pas qu’un jour, ma nièce oserait approuver ma passion pour Henry. Il est vrai que toi et moi, nous avons toujours été si proches!

En parlant ainsi, tante Elvina observait la jeune fille. A vingt-deux ans, Virginie était ravissante. D’ailleurs, même durant les périodes ingrates de l’adolescence, elle avait toujours réussi à sauvegarder une certaine grâce, qui faisait dire à Elvina que « cette enfant aurait dû faire de la danse »... Bien entendu, les parents de la jeune fille s’y étaient farouchement refusé, comme pour rappeler de façon tacite qu’une seule danseuse, c’était déjà bien suffisant dans l’histoire d’une famille convenable!

-Ma chérie, tu as raison, approuva tante Elvina, il est vital que tu assistes à cette vente aux enchères. Pas seulement pour faire resurgir de mon passé ce vieux flacon de « Bal de Nuit », mais surtout parce que tu rencontreras là-bas de véritables amateurs d’art, des esthètes dont certains peuvent devenir d’excellents partis, ...il ne faut rien négliger! Tu me feras d’ailleurs la joie de changer tes jeans effrayants contre une robe et de ne pas prendre le métro, pour une fois: il sera plus convenable que l’on te voie descendre d’un taxi, juste devant la porte de la salle des ventes! Je vais te signer un chèque qui devrait te permettre d’acquérir « Bal de Nuit ». Car, bien entendu, il est hors de question que je t’accompagne: je n’ai aucun désir de voir s’éparpiller aux plus offrants les canapés où je me suis assise, ni les miroirs devant lesquels je me suis recoiffée... Tout ceci me rendrait nostalgique, ce qui est un sentiment impardonnable à mon âge! Si j’ai refusé d’épouser Henry Vendôme, c’est seulement parce que je l’aimais trop. Une passion comme la nôtre n’aurait pas pu survivre au quotidien, tu t’en doutes. Dans une histoire d’amour, on éprouve au fil des années des sentiments différents, entre la fougue et l’attachement. Or, Henry et moi, nous nous adorions. Et nos sentiments n’auraient pu que nous décevoir, par la suite. Aussi ai-je profité d’une tournée avec les Ballets russes pour m’enfuir! L’année suivante, j’épousais ton oncle: il était très gentil, très confortable. Avec lui, aucun risque de connaître l’épuisement de la passion! Je l’aimais bien, malgré tout...

Parfois, Virginie aurait voulu demander à sa tante comment l’oncle Roger avait pu supporter qu’elle le traite avec une telle négligence affectueuse... Mais quand la vieille dame parlait, il était inutile de vouloir l’interrompre:

-Lorsque Henry Vendôme a demandé à un sculpteur mondialement célèbre de me prendre pour modèle, j’avais presque quarante ans. Tout le monde l’ignorait, évidemment et...

Trois semaines plus tard, Virginie s’efforçait de prendre une allure faussement blasée, lorsque le taxi la déposa pour la première fois de sa vie devant la salle Hartemann.

Le plafond en était somptueusement décoré par des peintres italiens, on y voyait de grandes fresques rehaussées de dorures et encadrées de bois des îles. Mais à vrai dire, la vente aux enchères aurait pu tout aussi bien se dérouler dans un hangar désaffecté, car aucune des personnes présentes ne s’intéressait à la décoration de l’endroit. Professionnels ou collectionneurs, tous étaient venus ici seulement pour enchérir, surenchérir et surtout: s’approprier...

Le commissaire-priseur décrivait chaque objet à vendre en employant des termes volontairement indifférents, qui contrastaient avec la chaleur de ses gestes.

Lorsqu’arriva le moment de lancer les adjudications pour le flacon original de « Bal de Nuit », il ne put retenir un mouvement d’admiration, devant la méticulosité et le travail du sculpteur, qui avait su traduire dans le cristal l’allure à la fois souple et altière d’Elvina. Immortalisée dans une gracieuse envolée, la danseuse paraissait insaisissable et n’en demeurait que plus irrésistible...

-C’est ma tante, se répétait fièrement Virginie.

D’ailleurs, au delà de la danse, le sculpteur avait parfaitement retranscrit la sensibilité d’Elvina, qu’elle avait l’élégance de voiler sous une fausse légèreté.

-Vingt mille francs, annonça Virginie.

-Vingt-et-un mille, s’écria au troisième rang un homme vers qui elle se retourna aussitôt. Elle fut surprise de ne pas l’avoir encore remarqué, car ce monsieur-là était différent des autres. Avec ses cheveux blonds et son teint légèrement cuivré, il offrait l’aspect décontracté d’un navigateur en mal de tempêtes.

-Vingt-cinq mille francs, soupira Virginie.

Sur le même ton indifférent, l’homme surenchérit encore de trois mille francs.

-Il est fou, pensa la jeune fille, d’autant que la collection dispersée de Henry Vendôme comportait d’autres flacons de parfums originaux, tout aussi réputés que « Bal de nuit » et devant lesquels l’inconnu n’avait pas bronché.

-Quarante mille francs, conclut-elle pour lui montrer qu’elle n’abandonnerait pas la partie. Bien sûr, cela dépassait la somme prévue par sa tante, mais elle ne se sentait pas le courage de la décevoir en lui annonçant qu’elle avait laissé échapper « Bal de nuit ».

-Quarante-trois mille francs, entendit-elle annoncer en écho derrière elle.

Une pointe d’orgueil exaspéré vint alors la stimuler:

-Cinquante mille francs, proposa-t-elle.

Ce qui était une folie, car tante Elvina ne possédait que ses souvenirs pour toute fortune, elle ne pourrait jamais rembourser une telle somme à sa nièce.

-Soixante mille francs, riposta l’homme.

Cette fois, il avait gagné et il le savait!

Il ne restait plus à Virginie qu’à se lever et quitter la salle des ventes, les mains vides. Tout à l’heure, tante Elvina cacherait son désappointement en apprenant que ce vestige de son passé lui était refusé.

-Pardon, je souhaiterais passer, murmura la jeune fille, qui souhaitait maintenant s’échapper sans attendre la fin. Elle était presque arrivée à la porte lorsqu’elle s’entendit interpeller:

-Vous n’allez pas nous quitter si vite!

Elle n’eut même pas besoin de se retourner pour comprendre que celui qui la poursuivait ainsi, d’un ton jovial, n’était autre que l’enchérisseur de tout à l’heure. Non content de lui avoir soufflé « Bal de Nuit », voici qu’il osait lui réclamer des comptes!

-Que me voulez-vous ? répliqua-t-elle sèchement.

Il l’avait suivie jusqu’aux grandes portes en chêne sculpté de la salle Hartemann et la dévisageait en souriant:

-A vrai dire... Rien! Pardonnez-moi, j’avais seulement envie de faire votre connaissance et, si vous m’y autorisez, de me présenter à vous. Je m’appelle Julien Vendôme.

-Comme le parfumeur ? s’étonna Virginie.

-Oui, je suis l’un de ses neveux. C’est pourquoi je tenais à acquérir le flacon de « Bal de Nuit », qui symbolise une période exaltante de la vie de mon oncle et ses débuts dans la création. Mais je n’imaginais pas que quelqu’un d’autre aurait la même idée et ferait monter les enchères si haut.

-Sans doute avais-je moi aussi de bonnes raisons, murmura Virginie de façon sibylline. Et sachez que je regrette beaucoup de n’avoir pas pu poursuivre davantage.

Julien Vendôme éclata de rire devant une telle franchise.

-Vous ne ressemblez pas aux habituées des salles de vente ?

Zut, c’était bien la peine qu’elle se soit donné autant de mal pour paraître blasée! Elle consentit à avouer:

-Je recherche seulement le premier flacon de Bal de Nuit! A propos, quand le revendez-vous ?

Le garçon eut un geste flou.

-Je voudrais bien vous l’offrir sur-le-champ! Mais ce flacon constitue une étape très importante dans la vie de mon oncle et je désirais l’acquérir comme une sorte de talisman...

Au hasard de leur dialogue, Virginie ne comprenait déjà plus comment elle avait pu détester cet homme un moment plus tôt. Sans doute avait-elle cru qu’il cherchait à spéculer, au détriment de tante Elvina. En observant son regard direct et lumineux, elle admettait que tous deux avaient seulement eu le tort de jeter leur dévolu sur le même objet.

-Savez-vous qui a servi de modèle pour ce flacon ? demanda-t-elle plus doucement.

-Bien sûr, répondit Julien très vite. C’était l’ancienne compagne de mon oncle Henry. Jusqu’à sa mort, il a gardé des remords insoutenables à cause de l’attitude qu’il avait eue envers cette dame. Je crois qu’il s’agissait d’une ballerine.

Virginie le toisa fièrement:

-Non, elle était danseuse-étoile. Elle s’appelle Elvina Vereskovnia et ...c’est ma tante!

A ces mots, Julien Vendôme parut aussi amusé que gêné.

-Notre rencontre constitue une coïncidence hallucinante!

-N’exagérons rien, lui rappela Virginie. Nous avons été tous deux attirés à la salle Hartemann par le même flacon de parfum. Ce n’est pas un pur hasard.

Ils se souriaient, déjà complices d’ils ne savaient encore trop quoi.

-Peut-être puis-je me permettre de vous offrir un verre ? proposa Julien sur un ton faussement dégagé.

Elle sourit pour l’encourager:

-Pourquoi pas ? A condition que l’on sorte d’ici, sinon je vous jure que je vais étouffer. Mais il y a juste en face de la salle Hartemann une brasserie avec terrasse sur le mail...

En réalité, ladite brasserie était encombrée du public de la salle des ventes, qui se retrouvait là pour commenter leurs achats ou se raconter leurs projets. Virginie et Julien s’en échappèrent très vite, d’un même élan ironique, car ils préféraient la perspective d’une promenade sur le mail... Devant la statue d’Alphonse Allais, ils distribuèrent du pain à quelques canards, tout en s’émerveillant ensemble des couleurs que prenaient les feuilles des marronniers.

Quand le vent du soir commença à rafraîchir l’atmosphère, c’est tout naturellement que Julien proposa à Virginie de la reconduire chez elle dans sa voiture.

-Je vous avais remarquée dès que vous êtes arrivée en taxi, ajouta-t-il.

Et la jeune fille, amusée, se dit que décidément, tante Elvina avait tout prévu!

A l’occasion d’un feu rouge un peu trop lent, Julien put enfin se risquer à une allusion aux circonstances de leur rencontre:

-Je demeure stupéfait que votre tante vous ait parlé d’Henry Vendôme, affirma-t-il.

-Si vous la connaissiez, vous constateriez qu’elle en a parlé à tout son entourage: son mari, son coiffeur, ses amies, tous connaissent par coeur les détails de cette passion.

-Et elle a dû vous apprendre à tous à haïr le souvenir de mon oncle Henry. Il s’est si mal conduit envers elle...

-Mais pas du tout, ironisa Virginie, au contraire: il demeure le plus bel amour de sa vie, malgré tant d’années de séparation. Même son mari ne lui a pas fait oublier Henry.

Elle s’interrompit en voyant que Julien paraissait stupéfait.

-Incroyable, dit-il seulement. Après ce qu’il avait osé...

Et comme c’était au tour de Virginie de le regarder d’un air ahuri, il lui révéla les confidences qu’il tenait de son oncle parfumeur: Henry et Elvina s’étaient aimés durant plus de trois ans, la jeune danseuse commençait même à accepter l’idée d’interrompre sa carrière pour se marier et fonder une famille avec lui,...lorsque celui-ci avait reçu une proposition alléchante de la part de la directrice d’une grande maison de couture. Pour lui, ce contrat signifiait la promotion de son parfum dans le monde entier... Il n’avait pas hésité longtemps! Quelques semaines plus tard, il abandonnait Elvina dans leur petit appartement du quartier des Batignolles et s’en allait vivre auprès de la célèbre couturière, qu’il épousa deux ans plus tard, pour fêter l’accueil triomphal de « Bal de nuit » aux Etats-Unis. Jusqu’à sa mort, il avait nourri envers Elvina des remords, toujours ravivés par la silhouette évanescente du flacon de parfum...

-Pendant ce temps, réfléchit Virginie, ma tante Elvina prétendait avoir rompu elle-même avec Henry Vendôme parce qu’ils s’aimaient trop pour ne pas se décevoir. Au fil des années, elle a idéalisé leur liaison, elle l’a recréée toute seule, à sa manière, faisant de votre oncle une sorte d’homme idéal. Elle souriait de l’amour sincère que son mari lui vouait, alors que...

Julien éclata de rire:

-Mais c’était très habile de sa part, à ce que je comprends! Car ainsi, son mari devait toujours craindre qu’un jour, elle parte rejoindre son parfumeur. Il se trouvait obligé de la séduire et de la reconquérir en permanence... S’il avait su qu’elle l’aimait, lui et lui seul, il se serait peut-être laissé aller à la routine, à l’indifférence quotidienne.

Le mot de routine convenait si peu à la fantasque Elvina qu’elle était effectivement capable de tout pour l’éviter!

Virginie se remémorait en pensée les détails qu’avait imaginés sa tante à partir de ses amours avec le parfumeur... Maintenant, elle comprenait mieux pourquoi la vieille dame excentrique et vagabonde n’avait jamais accepté de revoir Henry Vendôme, même après leurs veuvages respectifs. Elle s’expliquait aussi son refus de venir assister à la vente aux enchères, de crainte de raviver des souvenirs authentiques, moins beaux que ceux qu’elle s’était inventés.

-Savez-vous que j’aurais très envie de rencontrer cette dame, se hasarda à dire Julien. Mon oncle évoquait souvent son humour et sa vivacité, mais elle me paraît encore plus fantasque qu’il ne le croyait. Peut-être vous ressemble-t-elle, d’ailleurs ?

Julien badinait avec décidément beaucoup de charme. Sur le même ton ironique, Virginie répliqua:

-Quand venez-vous déjeuner chez elle ? Je vous préviens, je lui tiens compagnie tous les dimanches!

De sorte que, le dimanche suivant, Julien se présentait chez tante Elvina. Il était accueilli par Virginie, qui l’embrassa légèrement sur la joue mais, dès que l’ancienne ballerine apparut, il lui tendit galamment un petit paquet.

Virginie avait aussitôt deviné le contenu du cadeau et elle lui adressa un clin d’oeil gentiment complice, tandis que tante Elvina défaisait le ruban et poussait un cri de stupeur en découvrant le flacon original d’Henry Vendôme. Elle était même tellement surprise ...qu’elle laissa échapper l’emballage! Le flacon de « Bal de nuit » s’émietta en mille éclats cristallins et irisés... Mais déjà, l’ancienne danseuse affirmait avec un geste fataliste:

-Du cristal brisé, cela vous portera bonheur à tous les deux!

Ni Virginie ni Julien ne sauraient jamais si elle avait fait ou non exprès de briser le seul souvenir authentique de sa liaison avec Henry Vendôme.

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